Europe : de la faillite politique à la dictature économique
LE PLUS. Union monétaire et économique, l'Europe d'aujourd'hui est affaiblie par une crise sans précédent. Marx l'avait prédit : l'économie préside le politique. Poussée à son paroxysme, la loi des marchés est-elle en train de tuer la démocratie ?
Edité par Louise Pothier Auteur parrainé par Jean-Marcel Bouguereau
Je ne suis pas marxiste. Je ne l’ai jamais été et je ne le serai très certainement jamais. Mais s’il est une vérité qui demeure néanmoins incontestable, sur le plan de l’analyse philosophique, c’est bien celle que Marx énonça, secondé en cela par Engels, dans l’historique "Manifeste du parti communiste", publié en 1847, déjà. À savoir : ce sont les infrastructures économiques, autrement dit l’activité de production, qui conditionnent les superstructures politiques, y compris dans leur dimension morale.
Statue de Karl Marx en Allemagne (Uwe Meinhold/AP/SIPA)
Cet axiome, auquel le social-démocrate et européen convaincu que je suis reconnaît volontiers toute la pertinence conceptuelle, Marx le corrobora, dans ce même "Manifeste", par une formule restée célèbre tant elle frappa alors les esprits : "Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante."
C’est bien là, en effet, cette nouvelle loi (la loi du marché, serais-je tenté de dire ici) qui semble présider aujourd’hui et plus que jamais, au destin de bon nombre des pays de notre Europe, au premier rang de laquelle émergent bien évidemment, ainsi que nous venons de le voir tout récemment, la Grèce et, surtout, l’Italie.
Car que sont leurs nouveaux chefs de gouvernements, Lucas Papadémos (jadis gouverneur, de 1994 à 2002, de la Banque centrale de son pays) pour la Grèce et Mario Monti (autrefois conseiller international, en 2005, de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs) pour l’Italie, sinon de purs et simples économistes, eux-mêmes aux ordres d’un nouveau genre, mais non pour autant moins pernicieux, d’oligarchie ?
Goldman Sachs, le fil conducteur coupable
Davantage : le tout nouveau directeur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, n’est-il pas, lui aussi, un ancien haut fonctionnaire de cette même Goldman Sachs ? C’est du reste là, cette très puissante institution financière, fleuron de Wall Street, ce qui relie, tel un discret mais efficace fil conducteur, ces trois récents dirigeants européens. Pour le moins paradoxal lorsque l’on sait que Goldman Sachs est sous le coup, depuis 2011, d’une plainte pour une gigantesque fraude fiscale : elle aurait vendu des produits dérivés - les fameux "swap" - permettant de dissimuler une partie de la dette souveraine des États-Unis et serait donc, comme telle, à l’origine de la crise des "subprimes", c’est-à-dire, par ricochet, de notre crise financière elle-même !
L’arnaque, totale, serait magnifique dans son cynisme, si elle n’était à ce point, sur le plan éthique, honteuse. À moins, pire encore, que ces prétendus spécialistes ne soient, dans leur propre domaine, que d’illustres incompétents, quoi que le système veuille bien nous faire croire, puisqu’ils n’ont jamais pu endiguer auparavant, ni simplement prévenir (laissons-leur là le bénéfice du doute, outre celui de leur immense profit), cette même crise. Au contraire : ils en sont les premiers et vrais responsables.
Drapeaux grec et européen (ARIS MESSINIS / AFP)
En Europe, l'économie prime sur la politique
Et, pourtant, ce sont bien ces louches technocrates de la haute finance qui, privés en outre de toute légitimité démocratique puisque ce ne sont pas les peuples qui les ont élus, se voient soudain propulsés, sans que nous n’ayons jamais été consultés sur la question, à la tête de nos gouvernements.
Autant dire, effectivement, que Marx a donc plus que jamais, fût-ce a posteriori, raison : c’est bien l’économie qui détermine aujourd’hui, au déni de toute démocratie, la politique !
Ce ne fut toutefois pas là la seule vérité que Karl Marx énonça, comme l’observèrent autrefois Louis Althusser (voir "Pour Marx") ou Jacques Derrida (voir "Spectres de Marx"), au sein de son œuvre philosophique. Ainsi écrivit-il également, dans "Le Capital" cette fois, cette autre sentence phare de sa critique du capitalisme : "La circulation des marchandises est le point de départ du capital."
Et, de fait, loin de se vouloir au départ une entité politique, encore moins sociale, c’est comme un espace uniquement économique fondé sur la libre circulation des marchandises et donc, comme tel, essentiellement capitaliste, que notre Union Européenne elle-même naquit en 1957, avec le traité de Rome. Preuve en est que cette actuelle UE se dénomma longtemps, jusqu’en 1992 (date de l’entrée en vigueur du plus politique traité de Maastricht), "Communauté Économique Européenne", appellation alors synthétisée sous le sigle de CEE.
Rien d’étonnant, en d’aussi bancales fondations, si, au bout de pareil processus logique, ce sont des banquiers, eux-mêmes issus de ce symbole du capitalisme le plus sauvage qu’est Goldman Sachs, qui, sans jamais rien nous demander de surcroît, prennent effectivement aujourd’hui la tête, fût-elle malade, de nos Etats. Motif, précisément, pour lequel les "indignés" ont raison de se révolter à l’heure de la mondialisation, sur les différentes places publiques, à défaut d’être financières, celles-là, des capitales européennes, quand ce ne sont pas, plus largement encore, les métropoles américaines, voire, bientôt, asiatiques.
La dictature de l'horreur
En résumé, c’est donc ce déficit politique de départ qui provoque à l’arrivée - c’est là son effet pervers le plus manifeste - cette dictature économique à laquelle nous assistons actuellement. De sorte que, paraphrasant à nouveau ici le Marx de la toute première phrase de son "Manifeste du parti communiste", nous pourrions aisément dire, à notre tour, qu’un spectre hante l’Europe contemporaine : la dictature financière, que la lucide Viviane Forrester, en 1996, baptisa très justement, reprenant là une formule de Rimbaud en ses "Illuminations", d'"horreur économique" !
Yves Charles Zarka, professeur de philosophie politique à la Sorbonne, expliqua parfaitement bien, lors du colloque qu’il vient d’y organiser autour de la pensée comme de la figure de Jürgen Habermas, ce danger qui nous guette : "Nous vivons un moment décisif dans l’histoire de l’Europe, celui dans lequel le projet d’une Union est mis en péril et risque de sombrer dans une dislocation périlleuse pour les États, c’est-à-dire les peuples qui la composent." Et de conclure cet important débat par cette réflexion aussi dramatique, elle aussi, que judicieuse : "Ce n’est pas seulement l’Union Européenne qui est en péril, mais aussi la civilisation dont elle est porteuse."
L'économie contre la démocratie
D’où, urgente, cette autre question, fondamentale, pour l’avenir de nos sociétés modernes : cette Union Européenne que nous avons nous-mêmes appelé de nos vœux se construirait-elle, à l’heure actuelle, sur la destruction, non seulement des États, mais, plus spécifiquement encore, de la souveraineté populaire et, donc, contre la démocratie elle-même ?
Si tel était le cas, le paradoxe, bien évidemment, ne serait pas des moindres : ce serait ses propres valeurs, son rêve humaniste, sa vision de la liberté et sa conception de la tolérance, que l’Europe, par cette nouvelle forme de dictature - la dictature économique, précisément, après les diverses dictatures, de par le monde, politiques, idéologiques, militaires ou religieuses -, nierait, ainsi, de la manière la plus hypocritement vile qui soit.
Bref : la mondialisation, cet autre et nouveau nom du totalitarisme à venir ?
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/216226;europe-de-la-faillite-politique-a-la-dictature-economique.html
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