A l’heure où la France est traumatisée et s’interroge sur les modalités de son «vivre-ensemble», le débat sur la présence du latin dans les programmes du collège acquiert une épaisseur, une pertinence jusque-là insoupçonnées. Cela va au-delà des conclusions très significatives d’une récente étude ministérielle indiquant que l’option latin accélère la progression des résultats scolaires des élèves issus des milieux plus fragiles, et favorise la mixité sociale dans les établissements classés en zone sensible (1). L’ensemble de l’élite politique française conçoit l’école comme l’élément clé de la riposte au fanatisme et aux dangers de discorde civile : c’est que l’école est l’unique institution républicaine capable de forger la nouvelle société que nous voulons construire, car l’école forme les nouvelles générations qui composeront la France de demain. L’accent mis sur la fonction de l’Education nationale est donc bienvenu dans le débat actuel. Son enjeu n’est pas tel ou tel choix disciplinaire, mais la défense d’une formation de qualité, la crainte d’une école démagogique. Une école exigeante pour tous contre une école à deux vitesses, pauvre pour les pauvres et riche (et privée) pour les riches.
Comment expliquer l’ampleur de la polémique sur le latin au collège, si ce n’est parce que l’étude de la langue latine - si rigoureuse, si logique, si vaste dans sa longue histoire - est le symbole même d’une formation ambitieuse ? Or, telle une ritournelle, la question de l’«utilité du latin» revient chez les tenants d’une vision opposée, mais aussi chez quelques élèves, ou parents d’élève. Il faut absolument y répondre. Car l’utilité linguistique du latin, souvent mise en avant au collège, n’est qu’un premier point à aborder. Certes, l’étude approfondie de la langue latine est une condition pour la maîtrise du français en particulier et du discours en général. Certes, le travail sur la langue latine se fait sur des grands textes, extraits de chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, qui ont inspiré la littérature de France comme celle d’autres pays d’Europe et au-delà. Certes, les langues anciennes nous aident puissamment à comprendre notre passé - et aussi celui des peuples habitant le pourtour de la Méditerranée, s’il est vrai qu’après Mahomet et les conquêtes arabes «les Romains [habitant les rives africaines et asiatiques de l’Empire] se sont peu à peu arabisés», pour le dire avec Henri Pirenne…
Mais l’utilité primordiale des langues anciennes, du latin comme du grec ancien, concerne l’avenir. Ce sont les humanistes d’Europe qui, aux siècles marqués du nom de Renaissance, nous l’apprennent. Il est vital de comprendre leur enseignement : il en va de la forme même que prendra la société française à travers l’institution scolaire. Les humanistes européens, linguistes ou historiens, diplomates, hommes d’Etat nous prouvent que la connaissance de l’Antiquité est le moteur intellectuel de la construction d’une nation nouvelle, projetée vers l’avenir. Que ce soit dans l’Italie du Quattrocento, dans la France du XVIe, aux Pays-Bas, en Angleterre au XVIIeou dans la Prusse du XIXe siècle, la passion, l’intérêt, la curiosité pour la civilisation gréco-romaine - à partir d’abord de l’imposant système du droit romain, puis aussi des arts plastiques, de l’architecture et de la «littérature» au sens le plus large du mot - ont accompagné dans les élites intellectuelles l’effort collectif pour bâtir l’avenir, pour y préparer les nouvelles générations, donc bien loin d’être une nostalgie du passé. Parce qu’on trouve dans l’Antiquité les multiples exemples des formes que peuvent prendre la société et l’Etat, des théories que l’esprit peut concevoir loin de toute révélation religieuse, des sentiments variés qui marquent la vie familiale, civile ou militaire. L’Europe moderne, mais aussi les Etats-Unis, les pays d’Amérique latine et plusieurs autres réalités ont été bâties à partir des matériaux livrés par l’étude fiévreuse des Anciens et par les réflexions contrastantes qu’une telle étude a pu suggérer.
Aujourd’hui aussi, le défi qui semble se présenter à la France et à ses élites est celui de forger la nouvelle société française. Un vivre-ensemble qui, au lieu de se replier sur un passé fantasmé dont seraient porteurs certains citoyens, mal nommés «de souche» - quelle souche ? franque, gauloise, gothique, méditerranéenne ? -, irait résolument vers l’avenir grâce à une école exigeante, consciente de la complexité historique, capable d’offrir à tous l’excellence du savoir.
(1) Note d’information n°37, octobre 2015, émise par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (ministère de l’Education nationale) : «Latin au collège : un choix lié à l’origine sociale et au niveau scolaire des élèves en fin de 6e.» Ce texte est disponible à l’adresse www.sitealle.com